Tissages de Kerkennah

La pratique veut en Tunisie que les citadines brodent et que les femmes rurales tissent- ont su se transmettre à travers les générations. Mais jusqu’à quand ? Ce souci de sauvegarder une tradition en voie de disparition pousse Fatma Samet à chapeauter une opération de mise en valeur des tissages brodés de Kerkennah, son île sauvage et belle. Son île natale.

Derrière Kerkenatiss, la marque qu’elle a fondée avec son fils Nadhem, jeune designer, se cache un réseau de tisserands et de brodeuses qui transforment habilement les fibres naturelles en voilages, étamines et étoffes. Une myriade d’articles de linge de maison et d’accessoires tissés artisanalement par des hommes et des femmes au grand talent, que Fatma Samet dirige avec toujours le sourire aux lèvres, mêle des fils de lin, de coton, de laine et de soie à des poils de chameau pour créer des textures contemporaines, uniques de fluidité et de finesse.

Au salon Maison & Objet dédié à l’artisanat, au mobilier et au design qui vient de se tenir à Paris, un public spécialisé d’acheteurs pour les boutiques de décoration  a pu admirer les tapisseries d’art de l’artiste tapissière et tisseuse et différentes collections d’étoffes de laine brodées d’icônes anciennes : des étoles, des dessus de lit, des chemins de table, des nappes, des coussins, des rideaux…Les pièces couleur écru  et pastel, réalisées par les femmes de Kerkennah à base de teintes végétales naturelles côtoient des articles aux couleurs plus vives : rose fuschia, rouge brique, vert émeraude, bleu azur, jaune safran…

Fatma Samet raconte une technique ancestrale : « A Kerkennah, l’homme tisse une étoffe unie pour que la femme lui donne une couleur et l’ornemente avec une broderie de points comptés. La broderie de Kerkennah, répertoriée dans le Musée de l’Homme à Paris, remonte peut être à l’époque punique et incarne le résultat de métissages d’hommes et de civilisations qui ont débarqué sur l’ile au fil des âges. C’est un assortiment extraordinaire de sensibilités de femmes qui ont réussi à construire, selon les règles du partage, de l’amitié et de l’échange, un mélange de plusieurs types de points ».

Pour donner une note contemporaine à ces tissages brodés, le volume des graphismes a été allégé par rapport aux pièces traditionnelles, le « tarf ras » et le « tarf liktef » dont les femmes de l’archipel paraient leurs têtes et couvraient leurs épaules. Sa petite fantaisie à elle, sa « cerise sur le gâteau »,  son « caviar », comme elle aime le répéter, réside dans ces poils de chameau avec lesquels elle fabrique une bouclette qu’elle insère délicatement à ses tissages. Chose qui leur donne une plus grande richesse de texture. Sauvant en même temps un matériau et une technique d’une disparition certaine. Les poils de chameau étaient essentiellement utilisés pour assortir les burnous des hommes du Sud et pour confectionner les flig, longues bandes de tissus qui se répètent, tels des modules, pour monter les tentes des bédouins. Dans les transparences réside cet autre détail de taille qui distingue le travail de Fatma. Elle transforme le coton en voile de coton,  un tissu fluide et d’une rare finesse, de la mousseline presque, avec lequel elle confectionne écharpes et fouta. Fatma a appris cette technique particulière en Ethiopie où elle a passé trois années de sa vie voilà quelques temps…

L’artiste continue à relater l’histoire de cet artisanat d’art : « Longtemps, les femmes ont tissé de mémoire sans recours à la moindre maquette. La notion de carton à reproduire est apparue au moment où on redouta la perte de la chaîne de transmission orale et le changement des modes de vie à l’aube de l’Indépendance. L’Office National de l’Artisanat s’est appuyé sur le corpus du tapis et des tissages tunisiens de Jacques Revault pour en imprimer des tirages et les distribuer dans les centres de l’Office selon un programme de production préétabli par rapport aux commandes qui ne cessent de s’agrandir de jour en jour ».

Depuis l’an 2000, et parce qu’il ne s’agit pas de rester cloisonnée, Fatma Samet lance et chapeaute avec Hamida  et Faouzia, l’appui d’une ONG italienne et de l’Office National de l’Artisanat des modules de formation afin de permettre aux jeunes générations de perpétuer ce savoir-faire. Aujourd’hui tisserands et brodeuses de l’archipel travaillent en réseau. Leur production investit les salons internationaux de la décoration et de l’art de vivre. C’est parce qu’ils le valent bien ! Olfa Ben hassine

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